"Je m'assis en face d'un couple. Entre l'homme et la femme, l'enfant tant bien que mal avait fait son creux et il dormait. Il se retourna dasn le sommeil et son visage m'apparut sous la veilleuse. Ah! quel adorable visage. Il était né de ce souple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de cherme et de grâce! Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis:``Voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie!`` Les petites princes de légende n'étaient point différents de lui. Protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir? Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelles, voilà tous les jardiniers qui s'émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise... Mais il n'est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant, sera marqué comme les autres par la machine à embouti. Mozart fera ses plus hautes joies de musique pourrie dasn la puanteur des cafés-concerts. Mozart est condamné...
Je regagnais mon wagon. Je me disais: ``Ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n'est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s'agit point de s'attendrir sur une plaie éternelle rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent même pas. C'est quelque chose comme l'espèce humaine, et non l'individu, qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente cette nuit, c'est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n'est point cette misère dans laquelle après tout on s'installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d'Orientaux vivent dans la crasse et s'y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces cruex, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est, un peu dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné."
SAINT-ÉXUPÉRY, Antoine. Un sens à la vie, Éditions Gallimard, Paris, 1956, pp. 46-47.