J’avais l’air d’attendre l’autobus, debout au coin de Beaubien et la 16e avenue, au bout d’une file de gens bigarrée. L’air absent, mes pensées dérivaient nonchalamment au gré de ce sur quoi mon regard se posait. En fait, j’étais moi-même convaincu que j’attendais l’autobus.

C’est alors que je fus frappé par un éclair de lucidité (il n’était pas trop tôt!); je me rendis compte que j’étais planté là, sur le trottoir, par un froid sibérien, attendant un autobus que je ne devais pas prendre. Je me dirigeais en effet chez une amie, qui habite à quelques pas d’où j’étais alors. Je le savais et pourtant, j’étais quand même sorti de l’école, m’étais directement dirigé jusqu’à l’intersection, avais traversé la rue et m’étais rangé au bout de la file afin d’y attendre l’autobus qui me mènerait chez moi. Je ne venais toutefois me rendre compte de cette étourderie qu’après avoir attendu ledit autobus pendant presque dix minutes.

Pourquoi? « Par habitude. », me répondis-je aussitôt sans la moindre hésitation. Par habitude…oui…
Tous les jours j’obéis à l’engrenage de mes pas qui, en s’activant, me mène où je ne veux pas aller. Je suis, malgré moi, ces pas réglés à la minute près: je me lève, déjeune, fais ma toilette, prends le métro, vais à mes cours, reprends le métro, soupe, étudie, joue de la guitare puis me couche, le tout sensiblement dans le même ordre, tous les jours.

Je m’éloignai à grands pas de la file d’attente.
Une routine. Une routine comportant toutefois suffisamment d’éléments, variant juste assez pour ne pas qu’on se rende compte qu’elle est bel et bien installée. Alors on continue à s’étioler et à s’user, même si on réussit à s’en apercevoir, parce qu’on a trop peur de simplement foutre le camp. Peur de tout laisser ce qu’on ne veut plus faire, voir et entendre; peur de dire « Fuck off, moi je m’en vais vivre. »

Ainsi, même si mon unique but est de m’affranchir de l’habitude, de partir avec le vent dans le dos, là où je veux vraiment aller, et d’arrêter de suivre docilement mes pas qui me mènent où je ne veux pas être, je ne le ferai pas, je ne partirai pas. J’ai trop peur. Peur parce qu’on m’a fait peur; peur parce que, martelant chaque mot comme un juge qui édicte une sentence, on m’a toujours répété ceci : « Sans aller à l’école, on ne peut pas travailler; sans travailler, on ne survit pas : on crève de faim. » J’ai donc peur d’une peur inculquée, peur de faire ce qui me semblerait être la seule façon authentique de vivre, parce que depuis mon enfance, on m’a effrayé par ces propos, semant en moi une graine de pragmatisme dont je ne réussi pas à me défaire, et me faisant considérer avec appréhension ce qui ne pourrait être que la liberté et le bonheur : la vraie vie, la vie de bohème.

Alors, je resterai ici, prisonnier d’un mécanisme trop bien rodé. Je resterai et tenterai d’oublier que ma vie n’est plus qu’une ennuyeuse habitude, car je vis sous le joug de la peur et je n’ai d’autre choix que de rester, quoi qu’on dise, car la peur n’est pas rationnelle.